Il y a 25 ans, l’association François-Xavier Bagnoud se lançait un défi improbable : lutter contre le trafic d’êtres humains en Birmanie, pays alors dominé par une dictature militaire.
Légende photo Une: À l’atelier de tissage, on s’exerce sur les métiers traditionnels

«À la fin du programme, certaines participantes deviendront de véritables designers de mode». Cho Cho Mar Kyaw, directrice de FXB Myanmar, ne cache pas sa fierté au moment d’évoquer les success stories qu’a connu son association. La première, c’était il y a un quart de siècle, lorsqu’elle a permis à des victimes d’esclavage sexuel de se réinsérer socialement. Depuis 1998, c’est en sortant des enfants des rues ou en situation de grande vulnérabilité par le biais d’une formation pratique.
Aider les plus vulnérables
La responsable birmane assure la visite des locaux de cette banlieue rurale du Nord de Yangon, l’ancienne capitale. Derrière elle, une dizaine de filles entre 15 et 25 ans s’activent autour de métiers à tisser et de machines à coudre. Assises autour d’une table, d’autres, crayons à la main, imaginent de nouveaux longyi, la jupe traditionnelle birmane. Elles aussi, peut-être, ouvriront un jour leur propre affaire. Les moins talentueuses trouveront quant à elles sans trop de peine un emploi dûment rémunéré dans un atelier.

Entre 80 et 150 jeunes défavorisés participent chaque année au Vocational Training and Life Skills Program. Pendant 22 mois maximum, ils y bénéficient d’une formation en tissage manuel, confection textile, décoration d’intérieur, fabrication de meubles ou encore serrurerie. Mais pas seulement. Ils y sont aussi sensibilisés à des thèmes comme l’hygiène, la santé sexuelle, ou encore la traite d’êtres humains.
Les participants sont sélectionnés en fonction de leur vulnérabilité et de leur motivation. La majorité sont des femmes. Un hasard ? « C’est la population la plus sensible », justifie Cho Cho Mar Kyaw. À quoi ? « À l’extrême pauvreté, aux violences domestiques, voire pire ».

Lutter contre l’horreur
Pire? C’est le trafic d’êtres humains. C’est ce fléau qui a conduit l’association dédiée au pilote valaisan à s’engager en Birmanie en 1993. À cette époque, Aung San Suu Kyi vit sa troisième année d’assignation à résidence, après que le gouvernement militaire ait refusé de reconnaître le résultat des élections.
L’organisation est alors déjà active en Thaïlande, où elle vient en aide aux prostituées mineures, enrôlées de force. « Un matin de 1992, huit jeunes birmanes manquent à l’appel », raconte Christine Eggs, directrice générale de FXB International.
L’enquête menée par le Comité international pour la dignité de l’enfant débouche sur une découverte macabre. Deux lettres. Deux appels au secours obtenus par l’intermédiaire d’un client des disparues. « Du lieu où nous sommes, on ne ressort pas vivant. À l’aide. » La missive est courte. Les mots sont forts. Plus tard, elles raconteront l’enfer de leur détention dans leur maison close : ceinturées de fils barbelés, battues parfois jusqu’à l’évanouissement, sous-alimentées.
L’intervention d’une division spéciale de la police thaïe conduit à la libération de 153 filles, toutes âgées entre 14 et 20 ans. 95 d’entre elles sont birmanes. La moitié sont séropositives. C’est pour s’assurer du sort de ces jeunes filles que FXB ouvre une antenne au Myanmar en 1993. L’objectif : leur assurer une réinsertion individualisée, en fonction des aspirations et des aptitudes de chacune. Quant à la descente de police, elle marquera le début d’une action coordonnée au niveau national pour lutter contre la traite d’êtres humains en Thaïlande.
Plus d’informations : www.fxb.org.

La traite d’êtres humains, fléau toujours vivace
Un quart de siècle après le début de l’engagement de l’association François-Xavier Bagnoud au Myanmar, le trafic d’êtres humains y est toujours tristement d’actualité. Pour le seul état rakhine, où les Rohingyas subissent les raids de l’armée birmane, 120’000 personnes sont concernées. Sur l’ensemble du pays – nombre de régions frontalières sortent sortent d’une longue guerre civile -, le nombre dépasse les 100’000 chaque année.
La plupart des victimes se retrouvent dans les pays voisins, en Chine et en Thaïlande, ou en Malaisie, poussés par des promesses d’une vie meilleure. « Les femmes et les enfants alimentent les réseaux de prostitution et de travail domestique », détaille Cho Cho Mar Kyaw, directrice de FXB Myanmar. « Les hommes se retrouvent quant à eux enrôlés de force dans les plantations de thé, carrières et autres travaux contraignants. » Un quotidien bien pire que ce qu’ils imaginaient.
Trois questions à Christine Eggs, directrice générale de FXB International
Depuis l’arrivée d’Aung San Suu Kyi au pouvoir en 2015, comment ont évolué vos relations avec les interlocuteurs gouvernementaux?
Il y a beaucoup moins de tensions et de stress. Nos dernières initiatives (formation professionnelle en hôtellerie, prévention liée à la sécurité routière et programmes de développement communautaire) ont très bien été accueillies par les ministères concernés.
Quelles sont les conséquences de la situation des Rohingyas du point de vue des thèmes qui vous sont chers?
Elles sont dramatiques. Nous craignons une sorte de nouvel embargo sur ce pays, qui serait marqué par le repli des bailleurs de fonds et partenaires potentiels. Ce serait extrêmement préjudiciable pour le Myanmar, où plus d’un quart de la population vit dans l’extrême pauvreté.
FXB a-t-elle envisagé de venir en aide aux Rohingyas?
Nous aurions souhaité le faire. Nous avions même réalisé des ébauches de programmes de plaidoyer. Mais il est interdit aux ONG de se rendre sur place – même Médecins sans frontières a été chassé de la région. D’autre part, nous sommes essentiellement actifs dans le «développement». La situation des Rohingyas requiert d’abord l’intervention des urgentistes.
Nous sommes davantage tournés vers les Karens, une autre minorité ethnique persécutée pendant des décennies. Les Rohingyas d’hier, toute proportion gardée. Plusieurs dizaines de milliers d’entre eux vivent dans des camps en Thaïlande. Nous allons lancer, en ce début d’année, un projet destiné à aider ceux qui commencent à rentrer au Myanmar après les accords de cessez-le-feu signés en 2012.
Témoignage d’une victime de traite d’êtres humains
Ce qui suit est la retranscription, de tête, d’une discussion tenue avec l’employé d’une guesthouse de Kalaw. Intrigué par le très bon anglais de mon interlocuteur, j’ai voulu en savoir un peu plus sur son parcours. Je ne m’attendais pas à un témoignage si fort en émotions…
« Je viens d’une famille de paysans originaire de l’Etat shan, à une centaine de kilomètres au Nord de Kalaw. J’ai appris l’anglais grâce à une Britannique qui avait épousé le chef de notre village. Une fois par semaine, je me rendais chez elle pour lui apporter du lait. J’en profitais pour rester l’après-midi et apprendre sa langue. Mon rêve était alors de travailler dans un hôtel.
Je voulais partir en Thaïlande, là où le tourisme est plus développé. Mais c’est compliqué pour un Birman. Jusqu’au jour où ma tante m’a présenté un de ses « amis ». Un Chinois. Après plusieurs mois sans nouvelle, je reçois un appel. « Prépare tes affaires, demain tu pars pour la Thaïlande ». C’était lui. Il m’avait obtenu un visa de travail. Mon rêve allait se réaliser.
À la descente de l’avion, je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à qui l’on avait promis du travail. Nous étions huit Birmans à attendre le même contact. On nous a fait monter à l’arrière d’une camionnette. Arrivés à destination de nuit, on nous a pris nos papiers. Nous ne savions absolument pas où nous étions.
Le lendemain matin, nous nous sommes rendus compte que nous n’allions pas travailler dans un hôtel, mais dans une scierie. Les conditions de travail étaient très dures. Pour un salaire de misère. Dans un pays que nous ne connaissions pas, dont nous ne parlions pas la langue, sans papiers, nous n’avions nulle part où aller. Après deux ans, j’ai réussi à m’enfuir pour la Malaisie. J’ai dû attendre deux ans supplémentaires pour rentrer au Myanmar… »
À ce moment, notre conversation est interrompue par l’arrivée de nouveaux clients. Mon interlocuteur ne reviendra pas ce soir.